DOSSIER RÉSONANCES/AVRIL 2013
Société/Viande
(cc) Ph. Grillot / Flickr
Violer l’« ordre naturel » aurait-il des répercussions sur la qualité et la traçabilité des animaux que nous mangeons ? Éléments de réponse avec Claude Lévi-Strauss.
« On n’a jamais vu un poisson manger un cochon », s’indigne José Bové, commentant l’autorisation des autorités européennes d’utiliser des protéines de porc et de volaille dans la pisciculture. Au moment où l’on apprend que des viandes « pur bœuf » contiennent du cheval ou du porc, où l’on se demande si on ne mange pas du colin en croyant déguster du cabillaud, en découvrant que l’on teint la chair des saumons avec des colorants chimiques, nous nous disons que nous avons violé certains principes fondamentaux. En faisant manger à des animaux d’autres animaux qu’ils ne consomment pas habituellement, n’avons-nous pas fait dérailler la nature ?
On se rappelle que dans son ouvrage Les Structures élémentaires de la parenté (1949), Claude Lévi-Strauss pose la prohibition de l’inceste comme une règle universelle, qui assure le passage de la nature à la culture. Si l’inceste est tabou, la société émerge au-delà du cercle familial. Il n’est pas non plus très bien vu de franchir la barrière des espèces. Or, ce que nous découvrons avec l’alimentation animale reproduit ces transgressions sexuelles. Il existerait donc des structures élémentaires de l’alimentation carnée. La première de ces violations a été relevée par Lévi-Strauss. Dans un texte de 1993, « Nous sommes tous cannibales » (repris dans un ouvrage éponyme, Seuil, 2013, lire p. 89), il remarque que l’ingestion de fragments de matière cérébrale d’animal de la même espèce entraîne une maladie dégénérative. Celle-ci est nommée kuru chez les peuples anthropophages de Nouvelle-Guinée, maladie de Creutzfeldt-Jakob chez des patients traités par une hormone extraite de cerveaux humains mal stérilisés, ou maladie de la vache folle chez les bovins nourris aux farines animales. Nous sommes donc, nous aussi, des cannibales, nous avons rendu nos animaux cannibales et en tombons logiquement malades. L’autre violation des règles élémentaires de la nutrition consisterait à créer des chaînes alimentaires hybrides, par exemple, en transformant des herbivores en carnassiers. Dans un texte écrit trois ans plus tard (« La leçon de sagesse de la vache folle », 1996), Lévi-Strauss analyse les menaces écologiques et alimentaires actuelles.
Il en évoque la « composante mystique faite du sentiment diffus que notre espèce paye pour avoir contrevenu à l’ordre naturel ». La question est en effet de savoir si cette conception de la nature – comme un ordre qu’il ne faut pas violer – est fondée ou si elle ne signale pas une pensée réactionnaire, voire carrément magique. De la réponse que nous apporterons à cette question dépendra l’avenir de notre alimentation. Si nous admettons qu’il existe des structures élémentaires de l’alimentation et des tabous à ne pas mettre en cause, nous rejetterons ces pratiques mortifères. Si nous demeurons fidèles, au contraire, au projet moderne de transformation de la nature et d’un accès de tous à la viande, alors il faudra assumer d’être cannibales, et en accepter les conséquences.
Par MICHEL ELTCHANINOFF
Rédacteur en chef adjoint
Philosophie Magazine